Bitcoin et l’École Autrichienne

Bitcoin est l’implémentation de l’idéal monétaire autrichien à l’ère digitale

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Enjeu critique et politique s’il en est, la monnaie a toujours été un sujet de controverse pour les différentes doctrines économiques. Avec l’avènement de Bitcoin, ces débats ont été ravivés : keynésiens et monétaristes ont largement raillé cette innovation, tandis que parmi les détracteurs autrichiens, nombreux sont ceux qui ont salué son caractère révolutionnaire. Voyons les désaccords théoriques qui sont à la racine de cette opposition et profitons-en pour analyser Bitcoin à l’aune de la théorie monétaire autrichienne.

Monnaie et conceptions économiques

Pour les défenseurs des conceptions économiques keynésiennes et monétaristes, la monnaie est un fait souverain ; elle est l’institution politique par excellence car elle tire sa valeur de la légitimité du Prince. Selon cette conception, l’ordre politique définit l’ordre monétaire ; est monnaie ce que le souverain a décrété comme monnaie. On réfère généralement à ces formes monétaires, dont l’acceptabilité et la valeur est dérivée du pouvoir souverain, par le mot latin fiat, qui signifie décréter.

Premier point d’opposition.

Pour les monétaristes et les keynésiens, l’institution monétaire procède du pouvoir politique, là où les économistes autrichiens affirment que la monnaie est choisie par le marché pour les vertus qu’elle présente. Tous s’accordent sur les fonctions remplies par l’institution monétaire — moins sur leur hiérarchie, mais les premiers considèrent que le souverain garantit que la monnaie désignée offre les fonctions de moyen d’échange, de réserve de valeur et d’unité de compte, tandis que les seconds avancent que les agents sur le marché choisissent comme monnaie le bien qui saura le mieux servir ces fonctions. Avec la formation du système monétaire international à Breton Woods en 1944, et surtout à la suite de la sortie unilatérale des États-Unis de ce même système en 1971, qui marqua l’établissement d’un pur système fiat, monétaristes et keynésiens semblaient avoir gagné le débat par une sorte de démonstration empirique : les États-Unis et leurs alliés avaient déclaré que le dollar était désormais le standard monétaire mondial, alors même qu’il n’était plus convertible en or, et tout le monde semblait s’en accommoder.

Par conséquent, les sycophantes de Milton Friedmann et de Lord Keynes gagnèrent en notoriété, furent nommées aux chaires d’économie les plus prestigieuses, prospérèrent au sein des administrations des États de l’OCDE et prirent la direction des principales Banques Centrales. Leur gospel et leurs totems se répandirent à travers le monde et on n’entendit plus parler de leur opposants, les défenseurs de la tradition Autrichienne. Une bulle internet, 20 ans de taux artificiellement abaissés et quelques programmes d’assouplissement quantitatif, suffirent cependant à faire revenir par la fenêtre les débats qu’on avait évacué par la porte.

La recherche de la monnaie dure

L’inexorable paupérisation des classes moyennes occidentales, l’accroissement des inégalités, la croissance en berne et la multiplication des bulles financières discréditèrent peu à peu l’orthodoxie interventionniste et restaura le fonds de commerce des économistes autrichiens. Leur prêche à propos de l’effet inflationniste de la politique monétaire des banques centrales, de la responsabilité de l’intervention monétairedans les phénomènes d’instabilité financière et de la nécessité d’un retour à un marché libre des capitaux trouva son public. Dans de nombreux cas, ceux qui écoutèrent leur discours restèrent loin du marché des actions comme du marché immobilier, parièrent sur la baisse inexorable des taux d’intérêts, optèrent pour l’or comme support d’épargne à long-terme et virent ainsi la valeur de leur patrimoine passer à travers le toit.

Néanmoins, il s’agissait là d’une simple consolation. A l’exception de certains enthousiastes, tous savaient pertinemment que les États et les banques centrales garderaient la main mise sur la monnaie et les marchés de capitaux et qu’il était illusoire d’espérer un retour prochain à l’étalon-or, c’est-à-dire le seul véritable collier à même de contenir les velléités interventionnistes des gouvernements. Car, en effet, si le théorème de régression de Ludwig Von Mises– chef de file incontesté de l’école autrichienne à l’époque moderne, implique qu’en ce qui concerne l’élection d’un standard monétaire, des agents opérant sur un libre marché devraient naturellement converger vers le bien le plus difficile à produire — toutes choses égales par ailleurs, il ne prend cependant pas en compte le cas où l’État use de son monopole sur la violence légitime pour forcer ses citoyens à détenir la monnaie qu’il émet.

Décrivons rapidement le raisonnement de Mises et ses implications:

Mises part de l’idée qu’à l’instant t+1, un bien sert de monnaie car il a été communément utilisé de la sorte par d’autres à l’instant t. En raisonnant par récurrence, l’économiste autrichien arrive à la conclusion qu’au début de ce processus mimétique, quelqu’un doit initialement avoir choisi d’accepter ce bien dans l’échange parce qu’il reconnaissait son intérêt pour autrui en vertu de ses propriétés intrinsèques. Autrement dit, pour qu’un bien devienne monnaie, il doit avoir été préalablement désiré pour ses propriétés non-monétaires.

C’est là que la propriété de reserve de valeur vient à l’esprit.

Partons de la situation où les agents économiques sont libres d’échanger comme bon leur semble et en particulier de choisir de détenir ce qu’ils veulent comme réserve de valeur, i. e. support d’épargne. Imaginons alors que survienne une concurrence entre deux biens jouant le rôle de réserve de valeur, comme par exemple entre l’argent et l’or : certains choisissent de détenir de l’argent pour constituer leur épargne et régler leurs dépenses futures, tandis que d’autres préférèrent utiliser l’or à cet effet. On peut considérer que dans une telle situation, il y aurait un intérêt à augmenter les investissements dévolus à l’extraction d’or et d’argent.

En effet, puisque l’un et l’autre s’établissent comme réserve de valeur, leur demande augmente selon une logique cumulative, et les producteurs trouvent donc intérêt à augmenter rapidement la quantité de ressources mobilisées pour extraire ces métaux — plutôt que d’utiliser ce capital pour miner du cuivre par exemple. Ce faisant, la quantité d’or et d’argent en circulation augmente. Mais pas au même rythme !

Comme l’or est plus rare que l’argent dans la croûte terrestre, il faut bien plus de capital pour extraire une once d’or qu’une once d’argent. De fait, l’argent devient rapidement plus abondant que l’or, et les agents s’en rendant compte demandent alors de plus en plus d’argent en contrepartie de leurs produits.

Ceux qui ont fait le choix d’épargner en or se retrouvent mieux lotis que les autres : par effet de rareté relatif, leur pouvoir d’achat a augmenté. Inversement, ceux qui détenaient de l’argent voient leur pouvoir d’achat s’éroder et décident donc de vendre leur argent au plus vite afin d’acquérir de l’or avant que le prix ne leur soit trop défavorable, ce qui renforce l’incitation à vendre. Un tel processus social récursif demeure relativement marginal au début, mais à tendance à s’accélérer, puis s’emballer: plus les agents vendent leur argent pour obtenir de l’or, plus le prix relatif de l’argent plonge et plus l’incitation à échanger le premier pour le second augmente. Cet exemple, quoique théorique, revêt d’ailleurs lui aussi une certaine factualité historique.

Comme l’expose l’économiste autrichien spécialiste du Bitcoin, Saifedean Ammousdans The Bitcoin Standard, le Mexique, La Prusse et les États-Unis ont chacun tenté de (re)monétiser l’argent au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, et ont connu un cuisant échec dans cette entreprise, ce qui les a ensuite conduits à abandonner le métal argenté pour son cousin doré. Ce que Mises dit implicitement par le théorème de régression, c’est que si un bien s’est durablement imposé comme monnaie dans le contexte d’un marché relativement libre, c’est probablement qu’il n’a pas trouvé un concurrent en mesure de le détrôner, et donc qu’il a présenté des qualités supérieures en tant que réserve de valeur.

Étant resté la monnaie privilégiée pendant plusieurs siècles, voire millénaires, l’or possède bien entendu ce genre d’avantage. Ses propriétés en font la meilleure réserve de valeur possible : fongible, transportable, chimiquement authentifiable, résistant aux effets du temps, rare, impossible à synthétiser et incorruptible, il présente toutes les propriétés requises.

Mais, malgré cela, il admet un défaut, et non des moindre : il est coûteux à transporter. Cela n’a l’air de rien, mais c’est en réalité une contrainte énorme dès lors qu’il s’agit de servir de moyen d’échange. En effet, un coût prohibitif de transfert interdit que toutes les transactions ayant lieu dans une économie aussi complexe et développée que la nôtre soient réalisées physiquement. De fait, il existe donc une incitation naturelle à centraliser les transactions au niveau d’acteurs qui pourront profiter d’économies d’échelle pour les agréger et ainsi minimiser le transport d’or physique nécessaire à la finalisation d’un volume de transaction donné. Cette concentration des réserves d’or et donc des moyens de paiement auprès de certaines entités — historiquement, des banques, ouvre la porte à une quantité d’abus, dont le premier, et le plus évident, est celui de l’émission de moyens de paiement non-couverts par des réserves de métaux précieux– inflation de la masse monétaire.

Une fois de plus, les évènements historiques corroborent cette logique élémentaire. Après avoir suspendu l’étalon-or durant la première guerre mondiale, les gouvernements occidentaux ont rechigné à rétablir le système qui prévalait jadis, notamment parce que la monétisation de leurs déficits de guerre avait porté la masse monétaire en circulation bien au-delà de ce que leurs réserves d’or autorisaient. A la fin des conflits, en refusant et la dévaluation et l’austérité budgétaire, les gouvernements britanniques, français, allemands, et dans une certaine mesure, américain, ont entériné la dissociation entre quantité de monnaie papier et réserve or, et ont ainsi détruit durablement la crédibilité du gold-standard. De là, la route vers un système totalement fiat, par lequel serait institutionnalisé le droit, pour le gouvernement et ses agents — notamment les détenteurs d’une licence bancaire, de spolier l’épargnant, était toute tracée.

En somme, l’économie Autrichienne, en ce qu’elle insiste sur l’importance d’une monnaie libre, c’est-à-dire sans barrière ni à l’entrée, ni à la sortie, rare, donc qui incite l’épargne et reflète la rareté du capital réel, et par-là même limite les ressources du gouvernement aux impôts perçus, a longtemps jeté son dévolu sur l’or.

Qu’en est-il de Bitcoin ?

J’avance dans cet article que Bitcoin n’est rien d’autre que la transposition en code informatique de l’idéal monétaire des économistes autrichiens.

  • D’ici à 2024, avec le prochain Halving, Bitcoin deviendra encore plus rare que l’or. Le métal doré a actuellement un Stock-to-Flow (S2F) ratio d’environ 65, c’est-à-dire qu’au rythme d’extraction actuel il faudrait environ 65 ans pour renouveler complètement le stock existant. Cette mesure est essentielle pour notre discussion puisqu’elle décrit explicitement et objectivement la rareté d’un bien. Bitcoin a actuellement un S2F ratio d’environ 55 ; au prochain halving il dépassera donc l’or.
  • Bitcoin est bien plus facile à vérifier que l’or. Vérifier qu’un satoshi est « vrai » — c’est-à-dire qu’il correspond bien à une UTXO passée, est un test trivial d’un point de vue informatique qui peut être effectué par n’importe quel appareil moderne. En revanche, il est plus couteux et compliqué de s’assurer de la pureté d’une quantité d’or, comme l’attestent régulièrement les affaires de fraudes au cuivre ou au tungstène — des lingots de cuivre ou de tungstène plaqués or que l’on essaye de faire passer pour de l’or pur. Récemment une fraude de 83 tonnes d’or a été révélée en Chine (environ 5,22 Md$). Par conséquent, Bitcoin autorise une structure bancaire et monétique bien plus décentralisée que l’or.
  • Bitcoin jouit d’un système de finalisation des transactions décentralisé, contrairement à l’or, qui, comme nous l’avons vu, ne peut être envisagé comme moyen de paiement qu’au prix d’une centralisation des réserves (du fait du coût prohibitif associé à la finalisation physique des transactions). De fait, dans l’éventualité où Bitcoin deviendrait le standard monétaire mondial, les organismes bancaires et les sociétés offrant des services de paiement détiendraient un pouvoir bien plus diffus qu’à l’époque du gold-standard — et évidemment bien moindre qu’aujourd’hui.
  • Le rythme de mining des Bitcoin est encore plus prévisible que celui de l’or. Le S2F ratio de l’or est globalement très stable à long-terme mais admet néanmoins des variations erratiques d’une année sur l’autre du fait de découvertes de nouveaux gisements ou d’une augmentation des investissements destinés à l’extraction d’or. En ce qui concerne Bitcoin en revanche, la prévisibilité est totale : dès lors que la capacité de mining du réseau augmente, la difficulté de mining s’ajuste proportionnellement de manière à ce que le rythme d’émission prévu soit réalisé ; rien, si ce n’est un hard fork, ne peut altérer le rythme d’émission des Bitcoin. A ce titre, il ne peut exister d’anticipation d’inflation endogène au processus monétaire, et, par conséquent, les fluctuations de prix dans une économie basée sur un Bitcoin Standard ne reflèteraient que des changements dans les conditions d’offre et de demande des biens et services réels. Si l’on considère que le rôle du système de prix est de distribuer de manière condensée une information fiable en ce qui concerne les phénomènes économiques et leurs changements, on ne peut rêver d’un meilleur étalon monétaire.

En conclusion

En fin de compte, les défauts relevés par les détracteurs de Bitcoin, au sujet de sa rareté, de sa consommation d’énergie, de son indépendance du pouvoir souverain, ou encore de la lenteur du processus d’agrégation de bloc, loin d’en être, sont en réalité des caractéristiques fondamentales du système proposé par Nakamoto.

Le créateur de Bitcoin a utilisé des technologies comme les réseaux décentralisés, la cryptographie asymétrique et les fonctions de hachage de manière à créer un actif digital qui présenterait les propriétés fondamentales que tout économiste autrichien peut attendre d’un bien monétaire. Ceux qui comprennent la logique de la pensée autrichienne sont à même de saisir l’immense portée de Bitcoin ; les autres ne le sont pas, non pas par défaut de compréhension du système, mais par méprise sur l’essence de l’institution monétaire.

Il apparait évident à de plus en plus de Bitcoiners, que « HODL » est un acte politique, une protestation pacifique contre le système fiat et ses dérives. A l’heure où le système de régime fractionnaire accélère dans sa fuite en avant, il est de plus en plus opportun de se pencher sur la pensée autrichienne afin de comprendre le cap qui est fixé. Opter pour Bitcoin ou souscrire à la pensée économique autrichienne, c’est tout un. Il s’agit là des deux faces d’un même Sat*.

*Le satoshi est l’unité fondamentale du Bitcoin, comme le cent l’est pour le dollar.

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